VIII

 

Ce soir-là, Armand ne rentra chez sa mère que bien après minuit.

Il revint du fond de Vaugirard, enivré de son premier triomphe d’amour, et, par la claire nuit de mai, ses pas victorieux éveillaient les échos des rues silencieuses.

L’inoubliable soirée ! Il était encore, par le souvenir, confondu de son audace. Était-ce bien lui qui avait osé demander à Henriette de monter chez elle ? Était-ce bien lui qu’elle avait guidé, en le tenant par la main, à travers l’escalier ténébreux ?

Oh ! ce logis, il ne l’oublierait jamais. Elles étaient pourtant bien pauvres, les deux chambres au quatrième étage. Bien laide, cette salle à manger exiguë, qu’encombraient un poêle à tuyau coudé, une table ronde, une machine à coudre et le lit-canapé, replié dans un coin, de la vieille tante absente. Bien misérable aussi, le réduit de la grisette, où deux images coloriées, – Gambetta et Garibaldi, – souvenir des opinions politiques du défunt père, faisaient bon ménage avec le crucifix de cuivre et le rameau de buis flétri, suspendus au-dessus de l’étroite couchette.

Mais, dans ce taudis de misère, Armand avait vu s’ouvrir pour lui un paradis inconnu. Il en sortait ; il vibrait encore du mystère révélé, et il emportait dans ses vêtements, sur ses mains, dans sa barbe naissante, le voluptueux parfum de cette jeune femme amoureuse, qui, tout à l’heure, dans un charmant désordre, les yeux brillants de bonheur et de larmes, l’enlaçait sur le seuil pour le retenir un dernier moment et prolongeait sur sa bouche l’ardent baiser du départ.

Les amants s’étaient promis de se revoir le plus tôt possible. Mais Henriette ne pourrait plus recevoir Armand chez elle à l’avenir. En y consentant, elle avait même commis une grave imprudence. S’il ne s’était agi que d’elle, ah ! mon Dieu, elle se serait pas mal moquée des voisins et du qu’en dira-t-on. Mais sa tante allait bientôt revenir de l’asile des convalescents, rentrer au logis ; et c’était une excellente femme, qu’elle respectait et à qui elle ne voulait pas faire de peine.

Armand devait donc, sans retard, se mettre en quête d’un abri pour ses amours. Par bonheur, sa bourse d’étudiant studieux et rangé était assez bien garnie ; mais il n’en était pas moins embarrassé, dans son ignorance des ressources de Paris en pareille matière. Il prit le parti de s’adresser à l’un de ses camarades de l’École de Droit, nommé Théodore Verdier.

Cet aimable garçon, un peu plus âgé qu’Armand, avait l’habitude de le plaisanter sur ses mœurs austères, et parfois l’appelait en riant : « Mademoiselle Bernard ». Il demeurait, lui aussi, chez ses parents. Mais c’était un fils trop chéri, à qui l’indulgence maternelle laissait toute liberté, et qui, naturellement, en abusait. Déjà répandu au quartier Latin, il fumait d’innombrables cigarettes, faisait des vers selon la dernière formule décadente, paraissait à Bullier le « jour chic », était même fameux dans plusieurs tavernes style Louis XIII où des femmes trop bruyantes servaient d’exécrable bière ; et, quoiqu’il fût bien élevé et sût garder, quand il le fallait, le ton de la bonne compagnie, il avait tout d’abord éveillé chez Mme Bernard des Vignes une méfiance instinctive, et souvent elle avait dit à son fils :

– Je ne l’aime pas beaucoup, ton ami... Il m’a tout l’air d’un mauvais sujet.

Dès le lendemain de son aventure, Armand courut chez Théodore Verdier, et le trouva en train de chercher, dans le dictionnaire, une quatrième rime en « erbe » pour un sonnet inflammatoire, destiné à rendre rêveuse une forte brune du nom de Flo, – abréviation de Florestine, – laquelle embellissait, pour le quart d’heure, une petite brasserie de la rue Monsieur-le-Prince, décorée dans le goût japonais et fréquentée par un groupe de jeunes poètes symbolistes.

Théodore accueillit par un joyeux éclat de rire la demi-confidence que lui fit, en rougissant, son camarade.

– Bravo ! « mademoiselle » ! s’écria-t-il. Tous mes compliments !... Tu tombes bien, d’ailleurs. Mon avant-dernière maîtresse était précisément en puissance de jaloux, et si notre asile d’autrefois – quartier lointain, maison discrète – est encore disponible, c’est absolument ce qu’il te faut. Allons voir ça.

C’était une chambre assez vaste, propre, suffisamment meublée, où l’air et la lumière pénétraient par deux fenêtres donnant sur une des larges avenues qui environnent les Invalides, « une chambre d’officier supérieur », suivant l’expression de la logeuse qui avait souvent affaire à des militaires. Sur le conseil de Théodore, Armand fit enlever de la muraille un affligeant « chromo » représentant M. Thiers désigné, par trois cents bras de députés, comme le libérateur du territoire ; il donna l’ordre d’ajouter au mobilier, afin de le rendre plus intime et plus confortable, deux lampes, un tapis, quelques plantes vertes ; puis, ayant payé le premier mois d’avance et après avoir remercié son ami avec effusion, il rentra chez lui, ravi de s’être assuré de ce gîte.

La concierge lui remit la première lettre d’Henriette.

Bonne nouvelle ! Elle venait d’obtenir l’emploi qu’elle désirait chez Paméla, la grande couturière ; elle y entrerait dès le lendemain, mardi. – Ce qu’elle ne disait pas, c’est qu’elle était bien contente aussi de n’avoir plus à reparaître chez Mme Bernard, car elle n’aurait pu revoir la mère d’Armand sans mourir de honte. – Si, à huit heures et demie du soir, quand elle sortirait de l’atelier, Armand était libre, elle le rejoindrait sous les arcades de la rue de Rivoli, devant l’Hôtel Continental. La lettre finissait par quelques mots d’amour et de caresse qu’Armand lut avec un délicieux battement de cœur et sans se soucier, croyez-le bien ! de l’orthographe indépendante et de l’écriture de nourrice.

Armand sortait rarement le soir. Pour que sa mère ne s’étonnât point de le voir changer d’habitudes, il mentit, hélas ! pour la première fois de sa vie, inventa le prétexte d’une conférence, d’une réunion d’étudiants ; et, le lendemain, il fut exact au rendez-vous.

Henriette avait passé toute la journée à travailler dans le célèbre atelier de la rue Castiglione, que connaissent bien les élégantes. Mais, dès que le repas fut terminé, – les ouvrières étaient nourries, – elle eut bien vite, en deux temps trois mouvements, plié sa serviette, mis son chapeau, dit bonsoir à tout le monde, et, filant comme une hirondelle, elle s’enfuit sous les arcades. Armand l’attendait depuis un quart d’heure. Elle reconnut de loin sa mince silhouette. Et tout de suite, bras dessus, bras dessous, unissant leurs mains, se touchant le plus possible, ils partirent, légers comme en rêve, vers leur nid d’amour.

Pendant une quinzaine, ils se retrouvèrent ainsi presque tous les soirs et ils vécurent des heures enchantées.

Comme ils s’aimaient ! Comme ils s’aimaient bien ! Oh ! certes, avec la joie et la folie de leurs jeunes sens, avec de rapides voluptés de colombes. Mais si tendrement aussi ! Pour Armand, Henriette n’était pas seulement la Femme, la Chimère qui incendie de son vol de flamme les rêves de tous les adultes, et qu’il avait enfin saisie et conquise. Elle était déjà la bien-aimée, la seule aimée, celle qu’on évoque, quand on est loin d’elle, seulement en fermant les yeux, celle dont le souvenir à toute heure vous poursuit, vous possède, vous court dans le sang et vous enveloppe le cœur. Tout émouvait l’étudiant, tout le touchait dans la personne de sa chère maîtresse. À ses ardeurs de jeune coq, à l’enthousiasme de ses désirs devant ce corps féminin, si frêle et si pur, où flottait encore une grâce d’enfance, s’ajoutait un sentiment d’une profonde douceur, fait de reconnaissance et de généreuse pitié, pour cette vierge naïve et désintéressée, sans calcul et sans défense, qui lui avait donné, dès le premier sourire, comme on donne une rose, son unique trésor, la fleur de ses vingt ans. Et il se jurait, le droit et honnête enfant, de l’aimer pour toute la vie.

Quant à Henriette, elle s’abandonnait à son amour avec cette précieuse faculté de ne vivre que pour l’heure présente, avec cette insouciance pleine de sagesse, privilège des simples et des ignorants. Le jour, l’inévitable jour où elle serait séparée d’Armand, eh bien, il n’y aurait plus au monde de bonheur pour elle, voilà tout ! En attendant, elle en jouissait éperdument, de ce bonheur. Et il était tel que, parfois, cela lui semblait trop beau. C’était comme un objet d’un grand prix, qu’on lui aurait mis dans la main, mais dont elle eût ignoré l’usage. Pauvre fille ! elle restait stupéfaite comme un mendiant à qui l’on ferait l’aumône d’une étoile.

Adorée comme la plus chérie des maîtresses, elle gardait la soumission craintive de l’esclave. Pendant plusieurs jours, elle n’avait pu se décider à tutoyer son amant. Il l’en plaisantait avec gaîté, et c’était pour lui un plaisir exquis que les maladroits essais d’Henriette pour devenir plus familière. Quand, dans un moment d’expansion, elle lui avait donné un nom d’amitié un peu vulgaire, quand elle avait lâché un « mon chéri », ou même un « mon trésor », qui sentait le faubourg et qu’Armand trouvait pourtant très doux, elle était soudain prise de honte et se jetait sur la poitrine du jeune homme ou le baisait dans le cou, afin de lui cacher sa rougeur. Elle avait si peur de n’être pas assez « comme il faut » pour lui ! Malgré la possession, elle savait bien qu’elle n’était pas son égale. Bien souvent elle lui prenait doucement la main, sa fine et nerveuse main d’aristocrate ; elle la considérait longuement, avec la sensation de toucher quelque chose de très rare, d’extraordinaire, et elle finissait toujours par la porter à ses lèvres et par y mettre un délicat, un respectueux baiser.

Et, la voyant si humble, si timide, si désarmée devant la vie, l’adolescent d’hier, dont elle avait fait un homme, songeait, avec une fierté attendrie, que cette faible créature était à lui, dépendait de lui, et que c’était désormais son devoir de la défendre et de la protéger.

Comme ils s’aimaient ! Qu’ils étaient heureux ! Pour augmenter leur enivrement, le hasard permit que leur jeune idylle eût pour milieu et pour décor de sublimes nuits d’été, où le sombre azur découvrait ses profondeurs infinies, où, parmi des fleuves de lait lumineux, les planètes brillaient comme des phares, où les astres développaient leurs légions étincelantes.

Vers onze heures, les deux amants sortaient de leur asile secret, et Armand reconduisait Henriette du côté de son logis, par les boulevards de la banlieue, larges et vides. L’air était tiède, les longues files d’arbres, en pleine frondaison, exhalaient une odeur fraîche. Le dôme des Invalides, d’un bleu sombre, et dont brillaient vaguement les écailles d’or, se dressait pompeusement dans le ciel. Sauf la rumeur de la grande ville, entendue au loin comme un bourdonnement d’abeille, quel silence ! Enlacés, marchant à pas très lents, délicieusement las, les amoureux s’avançaient dans les solitudes. La plénitude de leur bonheur était telle qu’ils croyaient que toute la nature devait s’y associer ; et, quand ils s’arrêtaient pendant un moment, il leur semblait que tout ce qui les environnait, les grandes avenues, les hauts édifices, les profonds feuillages et le Zodiaque épanouissant ses fleurs de lumière, poussaient en même temps qu’eux un immense soupir de joie et de volupté.